Un rapport parlementaire britannique suggère un parcours spécifique
Pr Patrick Ritz, Dr Monelle Bertrand, Pr Hélène Hanaire
Introduction
Les promoteurs de ce travail et de ce rapport parlementaire (Rt Hon Teresa May, ancienne première ministre et Sir George Howarth, MP) ont été alertés par l’insuffisance de prise en charge des personnes vivant avec un diabète de type 1 (DT1) et souffrant de troubles des conduites alimentaires (TCA) sous l’anagramme T1DE (Type 1 Disordered Eating). Cela vaut pour la Grande-Bretagne, et pour tous les autres pays. Ce travail résume un rapport parlementaire auquel ont contribué des experts, des travailleurs des secteurs sanitaires et sociaux, des patients et le JDRF (Juvenile Diabetes Research Fundation Ltd).
L’objectif était de décrire la problématique et de proposer des recommandations pour le système de santé britannique : la mise en place d’actions cibles, une meilleure compréhension de cette situation par les politiques et les décideurs, l’alerte des patients et des soignants quant à la gravité et au risque, l’identification des causes et l’aide à apporter aux patients. Ce rapport, lancé en juin 2022, a été publié en janvier 2024.
T1DE, qu’est-ce que c’est ?
Il s’agit d’un TCA chez les personnes vivant avec un DT1, qui se manifeste comme un trouble classique des conduites alimentaires (hyperphagie boulimique, boulimie nerveuse, troubles non spécifiques, anorexie mentale) et/ou une restriction délibérée du traitement par insuline (mésusage), dans l’objectif de contrôler le poids.
Bien que peu d’études analysent la prévalence de ce trouble, les chiffres atteindraient jusqu’à 40 % des femmes et jusqu’à 15 % des hommes. La crainte est que cette prévalence ait augmenté dans le contexte de la hausse de celle des TCA après le Covid. En Grande-Bretagne, l’absence de critère diagnostique entraîne des prévalences variables entre 8 et 36 %.
Les facteurs de risque de T1DE
Ce sont les situations qui devraient alerter quant au risque :
• un antécédent personnel de TCA ou d’anomalie de l’image du corps ou de restriction alimentaire ;
• l’importance du stress relatif au diabète : sa gestion quotidienne, avec les nombreuses mesures du glucose, l’adaptation des doses ;
• la peur des hypoglycémies, qui peut entraîner le mésusage de l’insuline ;
• une estime de soi et une image corporelle dégradées qui peuvent favoriser la tentation de mieux contrôler son image et son poids par le mésusage d’insuline ;
• chez les personnes prédisposées à un TCA (voir les recommandations de la Haute Autorité de santé au sujet de ces facteurs de risque), la nécessité d’évaluer et d’adapter plusieurs fois par jour à la fois l’alimentation et le traitement, de surveiller le glucose interstitiel crée de l’inquiétude et majore le risque de TCA ;
• l’adolescence est une période où les TCA présentent un pic de prévalence et où le diabète peut être moins bien contrôlé. Ceci peut s’expliquer par des facteurs environnementaux, génétiques, biologiques et hormonaux, mais il ne faudrait pas méconnaître le mésusage de l’insuline induit par tout ce stress.
Quelles sont les conséquences ?
La prévalence des acidocétoses est augmentée (multipliée par trois), les complications à long terme, liées à l’hyperglycémie chronique (neuropathie, rétinopathie, complications cardiovasculaires…) et les carences nutritionnelles sont plus fréquentes. La mortalité est multipliée par trois à six selon les études, avec une réduction de l’espérance de vie.
Que recommande ce rapport parlementaire ?
Le constat est qu’il n’y a pas de consensus international pour le diagnostic et le Collège royal des psychiatres britanniques recommande de créer un mouvement (momentum) pour en développer un. Le NICE (National Institute for health and Care Excellence) propose deux recommandations :
• la recommandation NG 17 suggère que les professionnels devraient être vigilants quant à la possibilité de TCA, au sens du DSM-5 ;
• la recommandation NG 18 suggère que les plus jeunes ont un risque accru de TCA et de mésusage de l’insuline, et devraient bénéficier d’une prise en charge mixte, à la fois psychiatrique et somatique. Cependant, en Grande-Bretagne, cela ne se traduit pas par un parcours spécifique.
Une meilleure formation des soignants aux TCA
À cause de la difficulté de la reconnaissance du trouble, et pour améliorer la situation, le rapport suggère que les soignants soient mieux formés. Ils ne le sont pas assez et parfois continuent à demander à ces personnes la même façon de contrôler leur poids, de contrôler les résultats de glucose interstitiel et de contrôler leur alimentation, ce qui majore les troubles. De même, les représentations des soignants favorisent également la méconnaissance du trouble. Des patients rapportent que leur médecin a écarté le diagnostic de trouble, car l’IMC normal n’était pas compatible avec une anorexie ou un TCA non spécifique. Ceci conduit à ne pas prendre en charge l’intégralité de la personne et majore l’errance.
Un parcours coordonné
Cela suggère également que le traitement de ces troubles des conduites alimentaires n’est peut-être pas le même que le traitement classique. Par exemple, la thérapie familiale qui est une référence dans le traitement des TCA pose problème aux personnes avec un mésusage de l’insuline qui ont caché le problème à leurs parents.
Il y a donc besoin d’un parcours coordonné à la fois pour les soins somatiques et les soins psychiques, avec une formation des somaticiens aux prises en charge psy et des psychologues et psychiatres à ce qu’est le DT1 et ce que demande son traitement.
Les expériences pilotes
Quelques expériences pilotes, peu nombreuses, sont porteuses d’espoir. Ainsi, une expérience soutenue par le système de santé britannique en 2019, créant un parcours intégré de santé du diabète et de santé mentale, a montré :
• une diminution au bout de 1 an de l’HbA1c entre 2,3 et 2,5 %,
• une diminution du recours au service d’urgence pour acidocétose,
• une amélioration des scores psychologiques et de la qualité de vie des patients.
Ce pilote a été étendu à plusieurs régions britanniques en 2022. Une commission indépendante a montré le caractère coût-efficace (les économies générées financent les soins complémentaires).
Des groupes de support de pairs montrent beaucoup d’initiatives positives avec en particulier des capsules vidéo, expliquant le problème et permettant aux patients de consulter.
Conclusion
Par conséquent, ce problème, qui est fréquent, qui aggrave le pronostic de la maladie, qui amplifie la souffrance des patients, doit être reconnu. Des groupes de travail doivent être mis en place, pour poser des critères diagnostiques, former les soignants et créer des parcours intégrés prenant en compte toutes les dimensions de la personne.
Témoignage : « Le diabète de type 1, déclencheur de mes troubles des conduites alimentaires »
Juliette de Salle
La trahison
« J’ai 16 ans et je te connais bien. Tu as déjà envahi deux membres de ma famille, mon frère aîné et mon grand-père. Je sais que tu es tyrannique et peux faire des ravages si on ne t’obéit pas. Quand tu apparais chez moi, je fais semblant que tu ne m’atteins pas et pense que tu ne me changeras pas. Évidemment, je me trompe.
Tu as déjà transformé mon corps. Fais perdre du poids, beaucoup de poids. Tu m’as assoiffée, déshydratée pour t’annoncer. Et dès que tu étais bien installé, tu m’as fait reprendre ce poids et davantage encore pour bien asseoir ton pouvoir. Dorénavant pour les 15 années suivantes, c’est toi qui dicteras ma silhouette.
Il y a ce que je connaissais et qui me faisait tant peur : la perte de contrôle et la honte d’être diminuée. Je t’ai vu tellement souvent ébranler mon frère. À 5 ans déjà, je repérais les signes de faiblesse, ses légers tremblements qui se muaient en spasmes, voire convulsions, et j’aidais mes parents qui le resucraient de force. Tout sauf glisser dans ces pertes de soi-même, ces hypoglycémies ingérables. Tout sauf devoir demander de l’aide et dépendre des autres.
Et il y a ce qu’on m’a tu et que je découvre progressivement de toi. Et c’est bien pire encore. On m’a fait croire que tu n’étais pas une maladie grave si on appliquait ton traitement, qui était lui de plus en plus facilité grâce aux nouvelles technologies. Tu n’étais d’ailleurs même pas une maladie, car je n’étais pas malade. Je n’avais pas le droit de m’inquiéter et encore moins de me plaindre. J’avais juste à “t’accepter” et me contrôler. Les complications n’arriveraient que si je dérogeais à cela.
Tu es tyrannique. Depuis ton apparition, je ne ressens plus ni appétit ni satiété. C’est toi avec ma glycémie qui dictez ma faim. Seulement, il ne suffit pas de respecter tes règles de base, compter les glucides pour calculer la dose d’insuline et se piquer. Tu demandes de prendre en compte bien d’autres influences que l’alimentation, mais sans en donner le mode d’emploi. Il s’agit de tout ce qui change un peu du quotidien et touche au corps : le temps qu’il fait, le chaud, le froid, les infections, les hormones, le stress… À moi de comprendre seule comment mon corps réagit à tous ces facteurs non négligeables qui mettent à mal mon équilibre.
Tu aimes que l’on reste sérieux, appliqué, discipliné. Faute de quoi, à la moindre improvisation, tu secoues, déstabilises, détraques ma glycémie. Ton idéal est une vie sage, réglée, triste et sans passion ni fantaisie. Tu souhaites me transformer en robot. »
Voilà ce que j’aurais aimé crier à mon diabète s’il avait été une personne.
Je contrôle
Les premiers mois, je le prends comme un challenge. Oui, je vais suivre cet idéal, une quête de perfection, une utopie de maîtrise. Je ne poserai de problème à personne.
Cela fonctionne dans un premier temps. La période de “lune de miel” m’y aide. Et surtout une discipline de fer qui me pousse à faire de plus en plus de sport et, en parallèle, à manger le plus “sainement” possible. Je suis performante. Je contrôle !
L’impossible quête
Cependant, à la recherche de la glycémie parfaite, mon poids fluctue. Rester en équilibre entre hypoglycémies et hyperglycémies exige de jongler en permanence avec les glucides et l’insuline. J’entre dans un monde de calculs incessants et de chiffres impitoyables. Quand ils montent, je m’injecte de l’insuline ; quand ils baissent, je me resucre. Jamais de répit. En récompense, je prends du poids.
Qu’à cela ne tienne. Je vais trouver des stratégies. Je restreins mon alimentation. Je bannis le gras et le sucre. Je fais du sport. Et mon corps a mal. Et ça me fait du bien, car je le domine. Je repousse mes limites. De toute façon, je ne connais pas mes limites. Et, quoi qu’il en soit, je ne reconnais plus mon corps.
L’engrenage
Petit à petit, mon corps, soumis à la rigueur du traitement, ne veut plus m’obéir. J’ai l’impression de devenir énorme et ma glycémie n’est jamais assez bonne. Je suis en permanence en échec. Adieu “l’élève modèle”. Je me sens nulle. Je perds les pédales.
Chaque matin, je me jure que je vais gérer. J’essaie de reprendre le contrôle, de tenir les rênes. Au lieu de ralentir la cadence, je redouble d’exigence. Je m’y engage. J’y crois. Mais je tiens quelques heures et puis je déraille. Chaque jour ressemble au précédent. Mettre la barre très haut. Tenir, tenir, tenir et, au moindre écart, au moindre gramme avalé en trop, à la moindre variation de ma glycémie, je craque.
La pression est trop forte. « Foutu pour foutu » autant tout lâcher ! Autant tout avaler. Autant essayer de t’oublier ! Je me jette sur les aliments “interdits”, les gras, les sucrés. J’engloutis. J’anesthésie tout. J’échappe un moment à toute contrainte. Je me venge et je me punis en même temps.
Je réalise que tout cela est bien illusoire. J’intègre un cercle vicieux. Culpabilité et honte sont mes nouveaux compagnons.
Compensations
Alors, je multiplie les stratégies pour perdre du poids, ce boulet qui m’oppresse, cette lourdeur qui m’entrave. Je me fais vomir. Je me remplis, je me vide. Ça me soulage, je me dégoûte. J’essaye les laxatifs, c’est abject et moins efficace. Je multiplie par deux, trois ou plus ma dose d’hormones thyroïdiennes, c’est “excitant”, mon cœur bat plus vite, mais je vois peu de changement sur la balance.
Et puis je découvre le jeu maléfique avec ce qui me maintient en vie, l’insuline : la stratégie la plus radicale, la plus dangereuse ! Ce n’était pas une décision, ce fut plus sournois. En hypoglycémie, quand obligée de me resucrer, j’en profite pour manger, en trop grande quantité, ce que je m’interdis. S’en suit une hyperglycémie. Double peine, je dois m’injecter de l’insuline. La dose est difficile à calculer, je risque à nouveau l’hypoglycémie, alors je préfère attendre pour calculer au mieux. Le temps passe, je corrigerai avec la dose du repas suivant. Et, progressivement, j’espacerai le temps du contrôle glycémique, le temps de la piqûre, puis j’arrêterai de checker ma glycémie en hyperglycémie, je ne ferai que quelques unités d’insuline, enfin je ne ferai plus d’unités pour les crises de boulimie. Le cercle vicieux s’est enclenché. Je ne peux plus me regarder, je n’ose plus contrôler mes glycémies.
J’ai peur. Comme si ne pas regarder ces nombres capricieux allait faire disparaître mon diabète, comme si dévorer tout ce qui m’est proscrit allait le faire taire, comme si omettre de me piquer, allait l’éclipser. Pas d’injection, pas de prise de poids. Crises erronément gommées. Sensation cotonneuse d’apesanteur. Efficacité bien éphémère.
Je combine, j’alterne ces stratégies suivant mes opportunités, humeurs, tensions et angoisses. Peu importe. C’est le chaos dans ma tête, entre contrôle, perte de contrôle, et tentatives de reprise de contrôle.
À l’aide
Des promesses vaines faites à mon entourage et à moi-même. On s’inquiète autour de moi. À juste titre. Mon hémoglobine glyquée explose. Personne ne comprend. J’ai trop honte à parler de mon comportement.
Alors je trouve des excuses, j’invente, je mens, je manipule. Et je me sens encore plus mal. En conséquence, je suis encore moins comprise et je m’isole. Je culpabilise davantage, je crois que je ne peux plus faire machine arrière. Je me sens acculée.
Mon entourage et mon médecin ne sont plus dupes de mes carnets de glycémies falsifiées, de mes rendez-vous reportés, de mes prises de sang non honorées, de mon sourire de façade qui tente de cacher mes angoisses.
Mais… que faire ?
On m’explique et réexplique le traitement que je connais mieux que quiconque. On tente des ajustements. On me menace des pires complications. Je me sens incomprise. Mon entourage se sent impuissant.
Mon corps me donne des signes que je suis trop exigeante avec lui. J’ai créé une carapace autour de lui pour ne pas l’entendre se plaindre, pour tenir, pour me montrer invincible. Cette carapace commence à se fissurer et moi je n’arrive plus à la colmater. Tant mieux, c’est ma chance de peut-être commencer à l’écouter un peu.
De quoi ai-je tant peur ?
Prendre soin
Je consulte une première psychologue qui me renvoie à une psychiatre et ensuite à d’autres psychologues, diététiciennes, sophrologues…
J’entre dans un long travail sur moi-même et mes troubles des conduites alimentaires (TCA). Je me sens entendue, sors de mon isolement, me retrouve dans la dynamique du processus des TCA et commence à mettre du sens sur mes comportements inavouables. Seulement, à aucun moment je ne parle réellement de mon diabète. Les professionnels que je consulte ne s’y connaissent pas, alors je préfère taire l’effet du diabète sur mes TCA et celui des TCA sur mon diabète. Tandis que je progresse dans les soins psychothérapeutiques, je me sens mieux, mais mon équilibre glycémique ne s’améliore que parcimonieusement.
L’équipe médicale de diabétologie continue à avoir peur pour ma santé physique, mais ignore ma santé mentale. Mon diabétologue, après avoir tenté tous les moyens pour m’ouvrir les yeux, tantôt m’encourageant, tantôt me secouant, tantôt me menaçant des pires séquelles, réussit à comprendre que le problème n’est pas de l’ordre de la connaissance ni de la volonté. Nous sommes dans un autre champ, celui du psychisme dont les mécanismes s’appuient sur d’autres ressorts. On peut rationaliser, comprendre intellectuellement et être incapable de changer de comportement. Il y a une force plus puissante qui me guide à laquelle je peux difficilement résister.
En fin de compte, mon médecin, qui ne s’est jamais laissé décourager, fait le parallèle avec l’addiction à l’alcool, les circuits de la récompense… Une nouvelle alliance se crée entre nous.
Il m’oriente vers un nouveau psychiatre et, de pair avec lui, va m’aider sur mon chemin du rétablissement.
Appropriation du diabète
Ma tête a essayé pendant des années de prendre le contrôle. A cru prendre le contrôle. Mirage.
Tant de combats et d’autodestruction pour enfin saisir qu’il est vain de lutter contre soi-même. Il m’aura fallu 15 ans pour comprendre que, bien que mon corps m’ait trahi à travers cette maladie auto-immunitaire, je ne devais pas le museler et je pouvais lui faire confiance. Mon corps est aujourd’hui un allié qu’il m’est précieux d’écouter. Il me dit qu’il a besoin de douceur et d’attention. Qu’il me constitue. Qu’il est mien. Qu’il est moi. Mon diabète s’y est trouvé une place, sa place.
Malgré le fait qu’il reste, par moments, indomptable, je me le suis approprié. Il ne me dicte plus ses volontés, je l’ai intégré à mon quotidien et il se rappelle à moi pour que je veille sur ma santé physique et mentale.
J’aurais aimé…
J’aurais aimé qu’on me dise que l’équilibre parfait n’existe pas.
J’aurais aimé qu’on me parle de la charge mentale du traitement du diabète.
J’aurais aimé qu’on m’apprenne que le corps est bien plus qu’une machine.
J’aurais aimé qu’on me dise qu’il ne suffit pas de compter les glucides pour manger tout ce qu’on veut quand on veut.
J’aurais aimé qu’on me parle de l’effet du stress sur ma glycémie.
J’aurais aimé qu’on ne me juge pas en fonction de mon hémoglobine glyquée.
J’aurais aimé que l’on ne se focalise pas sur mon poids, ce poids qui me renvoyait à une image détestable de moi-même.
J’aurais aimé qu’on m’apprenne à faire confiance à mon corps plutôt que de me faire croire que je devais le maîtriser.
J’aurais aimé qu’on me parle de bien-être et de douceur plutôt que de lutte et de volonté.
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec cet article.